Lucky Luke à Kzomil

Le gauchisme, comme les religions, formalise le besoin de transcendance. Homme nouveau, liberté, égalité, fraternité universelles, etc.

En ce sens il est une supercherie utile comme une autre.

Le vrai progrès humain consisterait à ne plus croire aux supercheries comme l’existence de dieu(x), tout en reconnaissant leur utilité et même leur nécessité pour les êtres humains. Une sorte de religion sans dieu. Si j’ai bien compris, certains chrétiens et surtout certains juifs s’en approchent.

Kzomil à Lucky Luke

Cher Lucky Luke,

Je vais essayer de vous dire pourquoi il me semble plus raisonnable de se fier à la foi du charbonnier qu’à la raison. Tout dépend bien sûr de ce que l’on entend par Dieu. Si je reprends la formule de Maître Eckhart selon laquelle l’oeil par lequel il voit Dieu est l’oeil même par lequel Dieu le voit et la fait mienne, je ne donne pas à proprement parler de définition de Dieu mais je donne une idée de la façon dont j’entre en contact avec lui. Comme le charbonnier, il y a quelque chose en moi qui entre en contact avec un Autre ineffable et j’ai la certitude (la foi du charbonnier) que cet Autre me voit lui aussi, bien sûr, parfois cette certitude vacille : c’est sans doute ce qui poussait d’Ormesson à dire qu’il doutait en Dieu.

Je ne cherche plus vraiment à trouver de justifications rationnelles à cette relation tant ma pauvre raison m’a montré ses propres insuffisances. Insuffisances qui m’ont même peu à peu poussé à accepter cet oeil en moi. En voici quelques-unes particulièrement frappantes :

Commençons par la régression des causes à l’infini : toute cause est la conséquence d’une autre qui lui antérieure, sans que l’on puisse mettre en évidence une cause première sauf à utiliser Dieu comme une artificielle solution à cette impasse. De bien plus grands esprits que moi ont longuement débattu de ce problème sans jamais réussir à s’entendre sur sa solution parce qu’elle n’existe sans doute pas.

Le théorème d’incomplétude de Gödel nous enseigne que tout système axiomatique assez puissant pour expliquer l’arithmétique contient des propositions qu’il ne peut démontrer, pire même, un second théorème nous montre que si l’on ajoute ou pas une telle proposition à la liste des axiomes initiaux le système reste cohérent. En gros, il est impossible de démonter la cohérence de la mathématique, enfant chérie de la raison.

Dans les sciences physiques, joyaux de la raison, la situation n’est guère plus enviable. Le principe d’incertitude d’Heisenberg montre qu’il est impossible de calculer avec une même précision la vitesse et la position d’une particule, et ce n’est pas un délire mathématique, c’est quelque chose que l’on peut mettre assez facilement en évidence.

Mais ceci n’est que de la roupie de sansonnet comparé à l’expérience des fentes de Young qui montre que l’observation modifie l’expérience. Et surtout, surtout, le phénomène d’enchevêtrement quantique que Einstein appelait spooky action at distance car elle permet à l’information de se propager instantanément entre deux particules enchevêtrées violant ainsi le principe de localité.

On pourrait aussi parler des systèmes chaotiques mais je crois que vous voyez où je veux en venir : toutes les certitudes qui donnaient à la raison son aura au travers des sciences sont battues en brèche. Elle commence à subir les mêmes tourments que la foi quand ses miracles ont commencé à être mis en doute. Certes, les miracles de la raison sont impressionnants mais on commence peu à peu à s’apercevoir que la technique qui en est la grande pourvoyeuse est aussi une machine folle sur laquelle nous n’avons plus prise.

Que dire de la découverte depuis le XIXe des processus inconscients qui nous travaillent et souvent nous gouvernent ? Notre libre arbitre se réduit comme peau de chagrin, la manipulation des foules est devenue une industrie comme une autre, et c’est sous le règne de la raison que se sont commises les plus grandes atrocités commises par l’homme.

Face à la défaite de la raison j’ai trouvé la foi du charbonnier. Peu à peu l’oeil en moi s’est ouvert et j’ai retrouvé les vieux miracles de la foi que l’on a l’habitude d’appeler coincidences, moyen commode de les évacuer. Tout dépend de notre regard sur le monde et sur nous. Je ne sais pas si vous connaissez cette conférence TED de Jill Bolte Taylor où elle raconte son AVC vu de l’intérieur, je la trouve fascinante. Mon propos n’est pas de dire que l’oeil par lequel on voit Dieu est notre cerveau droit, mais qu’il existe en tout cas une partie de nous au moins aussi importante et puissante que celle dominée par la raison et que notre civilisation la laisse totalement en friche. La foi du charbonnier c’est la foi de cette partie de nous, c’est elle qui ouvre l’oeil qui voit Dieu. Jung disait qu’il n’était pas intéressé par le sceau de Dieu mais par la marque qu’il laisse en nous, je reconnais pour ma part cette marque.

La foi du charbonnier c’est ce qui permet de faire taire nos ratiocinations intérieures pour se mettre à l’écoute de ce qui nous dépasse.

יוסף בןישראל à Luke Lucky {.p2}

Il n’y a pas défaite de la raison, au contraire c’est une victoire de la raison que de comprendre les limites des modèles axiomatiques. Mais c’est une erreur de les appliquer à des systèmes qui ne relèvent pas de leurs prémisses. La découverte des phénomène quantiques sont déjà dans les franges d’interférence de la lumière. Le fait que toutes les « particules » (massives ou non) partagent ces propriétés a pu paraitre surprenant a priori mais au final, quoi de plus naturel pour la matière que de suivre des lois uniques. Quant à ce qu’on appelle intrication quantique, ce n’est que de dire que les application bilinéaires ne sont pas toutes de rang 1.

Bref, pas de quoi fouetter un chat ni fabriquer une nouvelle religion.

Luke Lucky à יוסף בןישראל  {.p2}

« Il n’y a pas défaite de la raison, au contraire c’est une victoire de la raison que de comprendre les limites des modèles axiomatiques ». C’est, en moins savant évidemment, ce que j’essaye de dire. Et c’est notre ami kzomimil qui parle de défaite de la raison, pas moi.

Je suis aussi d’accord, si j’ai bien compris, sur le fait que les systèmes religieux ne relèvent pas des mêmes prémisses.

יוסף בןישראל à Luke Lucky {.p2}

Les religions répondent en premier lieu au triptyque « rite mythe tribu ». Elles ont comme fonction de préserver le groupe, d’élaborer ses lois morales pour le rendre pérenne et dynamique, éventuellement. Opposer science et religion c’est comme opposer la chasse et la pêche. Ça n’a pas de sens. Ça ne vit pas dans la même dimension.

Lucky Luke à Kzomil

La défaite de la raison ! Vous êtes un peu culotté d´établir l’air de rien une filiation entre le principe d’incertitude d’Heisenberg, les fentes de Young, Gödel, Prigogine, Freud, et je ne sais qui encore, soit de beaux exemples de raisonnements informés et logiques, et votre foi du charbonnier, en tous cas ce que moi j’entends par là « Foi religieuse d’un homme simple, qui croit sans aucun examen tout ce que l’Église enseigne ». Tout, c’est à dire aussi les fadaises, bondieuseries et superstitions. Ne me dites pas que vous croyez à tout ce fatras catholique, je ne vous croirais pas, mon ami. :-))

Par contre une ouverture, un oeil si vous voulez, à la beauté, au mystère du monde et à son incroyable complexité, ok. Mais appeler cela dieu, et le formaliser en l’une ou l’autre religion, cela me semble une source de confusion plus que de clarté.

Kzomil à Lucky Luke

La défaite de la raison est patente : si c’est moi le croyant qui le dis vous dénoncez une farce mais si c’est Schopenhauer ou Heidegger vous criez au génie, c’est vous qui êtes culotté mon cher Luke ! Je ne prétends pas me comparer à ces géants mais je suis monté sur leurs épaules moi aussi et je sais ce que j’y ai vu.

 » Il n’y a pas défaite de la raison, au contraire c’est une victoire de la raison que de comprendre les limites des modèles axiomatiques.  » Vous reprenez ce passage d’un commentaire de Joseph que je ne peux pas lire car je l’ai bloqué, mais laissez-moi vous répondre sur cette partie.

Comprendre les limites des systèmes axiomatiques serait une victoire si on en tirait toutes les conséquences, ce qui est loin d’être le cas dans notre société dont la religion est la science. La raison ne peut pas tout expliquer comme le croient les scientistes qui pensent sincèrement que tôt ou tard tous les problèmes qui se posent à l’homme seront résolus par la science triomphante de l’origine et la fin de l’univers à la conscience. L’expérience des fentes de Young montre que : soit la séparation entre le sujet et l’objet ne tient plus, l’instrument de mesure interagissant avec l’objet, soit l’on accepte des interprétations qui valident le spiritualisme le plus échevelé (ce qui me va bien) : action de la conscience sur la matière (von Neuman), multivers (Everett, Guth), rejet de la séparation entre la conscience et la matière ( Bohm, Penrose). Il faut bien voir que la disparition, au niveau quantique, de la séparation entre le sujet et l’objet induit des remises en cause très profonde de la plupart des approches philosophiques depuis Descartes, mais surtout c’est une acceptation implicite de l’impossibilité pour la raison d’expliquer le monde, nous atteignons les limites de ce que permet la raison : les mécanismes fondamentaux de la nature se dérobent aux investigations scientifiques.

La perte du principe de localité est aussi extrêmement problématique pour la plupart de nos conceptions modernes du monde, enfin il serait trop long de tout passer en revue mais l’irruption de la mécanique quantique dans l’univers bien ordonné de la raison a eu un effet dévastateur sur sa prétention à expliquer le monde.

Le principe de causalité et la régression des causes à l’infini est un autre problème très profond, si profond d’ailleurs qu’on n’en voit pas le fond, un gouffre s’ouvre sous nos pieds.

Enfin, si l’idée qu’il impossible de montrer que les mathématiques sont cohérentes ne pose aucun problème au croyant de la religion moderne, c’est que sa foi est à toute épreuve.

Mais ce que j’avançais dans mon commentaire précédent ne se réduisait pas à ces apories scientifiques. Je mentionnais aussi les terribles atrocités commises sous le règne de la raison quand ce n’était pas en son nom, l’ingénierie de la manipulation des foules, la perte du libre arbitre, et j’en passe et des meilleures. Mais le plus inquiétant, même si je crois en mon for intérieur à une issue heureuse (l’espérance est une vertu cardinthéologale chez nous les chrétiens), est le fait que la technique, grande pourvoyeuse de miracles de la religion moderne, semble totalement échapper à notre contrôle comme un golem fou. Pire, nous y sommes de plus en plus assujettis.

Voilà ce que j’entends par défaite de la raison : non seulement les moyens de la raison permettent de mettre en lumière ses propres insuffisances, mais en plus elle nous asservit quand elle promettait de nous libérer.

Quant à Dieu, vous semblez le confondre avec la religion. Je ne nie pas évidemment la relation qui existe, par exemple, entre le Dieu des chrétiens et les religions chrétiennes, mais je crois que le phénomène de la foi, de la croyance en Dieu, précède le phénomène religieux. Dans le texte que Ji nous a indiqué, Philosophie analytique de la religion, il est écrit :

« D’un point de vue philosophique, l’épistémologie réformée prend appui sur un modèle épistémologique qui entend se passer des présupposés de l’évidentialisme. Selon ce modèle, bon nombre de nos croyances sont des croyances irrésistibles, c’est-à-dire des croyances sur lesquelles nous n’avons pas de contrôle direct et qui n’ont nullement besoin d’être justifiées par des arguments pour être considérées comme rationnels. Il s’agit de ce que Plantinga appelle des « croyances de base », des croyances qui ne sont pas inférées d’autres croyances, mais qui sont entretenues de façon immédiate […] C’est la thèse maîtresse de l’épistémologie réformée : la croyance en Dieu fait partie des croyances de base. Cela signifie qu’elle n’a pas plus besoin d’être justifiée que les croyances perceptives ou mémorielles, car elle fait partie, comme elles, de notre constitution. Chez Plantinga, cette thèse prend la forme d’une théorie du sensus divinitatis, empruntée à Calvin : le sensus divinitatis est une « sorte de faculté ou de mécanisme cognitif […] produisant en nous des croyances à propos de Dieu dans une grande variété de circonstances». Quand nous nous trouvons dans certaines circonstances, par exemple lorsque nous contemplons le ciel étoilé, lorsque nous éprouvons du remords ou lorsque nous sommes en danger, nous en venons spontanément et sans avoir besoin de suivre de chaîne argumentative, à avoir des croyances au sujet de l’existence de Dieu. »

De cette théorie de l’épistémologie réformée je n’ai lu que ce texte mais ce passage fait sens pour moi, il correspond tout à fait à l’oeil qui voit Dieu de Maître Eckhart. C’est une requête exorbitante faite aux croyants de prouver le bien-fondé de leur croyance en Dieu, une forme de terrorisme intellectuel. Comme toutes les religions, la religion de la raison a voulu faire place nette, et ses thuriféraires ont systématiquement brocardé les croyants des autres religions. Il est d’ailleurs amusant de voir que les nouveaux croyants ont emprunté l’essentiel de leur morale au christianisme prétendant que leurs préceptes moraux sont fondés par la raison tandis que ceux des autres croyants sont fondés par la superstition : comment se fait-il qu’ils soient si proches ?

La raison est une dimension essentielle de l’homme, j’en suis intimement persuadé, j’aime d’ailleurs, plus que de raison, les jeux qui s’y rapportent, mais ce n’est ni la seule ni la plus importante. La poésie qui elle aussi utilise la langue n’est pas tributaire de la raison, elle exprime pourtant des vérités souvent plus profondes que celles des mathématiques ou des sciences de la nature.

La rose n’a pas de pourquoi.

P.S. Un lien surprise pour que vous ne soyez pas trop fâché avec moi.

Zigomar à Kzomil

A Kzomimil.

Comme je le disais un peu avant, voilà une très belle intervention, et il faut vous en remercier chaleureusement. Elle donne l’occasion d’un débat fructueux ici, qui change un peu des ballets d’insultes ou de blagues qui prédominent. Je m’excuse à l’avance d’être un peu long, mais on ne répond pas à vos arguments en trois lignes. Je vais tenter d’argumenter d’un point de vue approximativement kantien.

Je voudrais juste faire d’abord quelques remarques au sujet de votre idée d’une « défaite de la raison », car elle me paraît excessive et ne pas tenir compte de certaines distinctions déjà anciennement faites par la philosophie. Vous tenez, semble-t-il, tout au long de votre texte, la raison pour équivalente stricte de la science. Dire que la raison est « défaite » est-ce dire que toutes ses conquêtes sont vaines et devraient être abandonnées ? Passer, du fait de cette vanité, d’ailleurs selon vous-même établie par la science elle-même, qui serait parvenue à son ultime niveau d’incompétence en « prouvant scientifiquement que la science est impuissante », n’est-ce pas un paradoxe à l’intérieur de votre réflexion, car la science y est indispensable pour prouver sa propre « défaite », passer disais-je de cette auto-annulation de la raison à une « foi du charbonnier », n’est-ce pas effectuer un saut non pensable ? N’est-ce pas abolir entièrement la raison pour sauter dans la foi ? Ce serait là en effet la cohérence de votre réflexion. Si la raison est « défaite », il ne peut y avoir de raison de trouver une raison au « saut » dans la foi. C’est d’ailleurs à peu près ce que disaient à un Lessing spinoziste des irrationalistes comme Jacobi, lors du fameux Pantheismusstreit. Or Pascal lui-même, qui concluait également des faiblesses de la raison humaine, à l’abandon de ses prétentions, et à la nécessité de s’en remettre à la foi, ne le faisait, dans sa nouvelle apologétique inédite, qu’en mettant son argument relatif à cette décision, en forme « scientifique » c’est-à-dire sous la forme mathématique d’un calcul de probabilité déjà utilitariste, puisque c’était les libertins eux-mêmes qu’il voulait convaincre. Ce n’était donc pas, chez lui, ce simple fidéisme sceptique, somme toute assez ancien, qu’il me semble que vous répétez (et qui est d’ailleurs, chez les musulmans, à l’origine des pires fidéismes littéralistes souvent violents, contre certaines traditions rationalistes de l’islam, soit dit en passant).

Bref, il me paraît en premier lieu que vous confondez la « raison » et la « science ». Dans votre intervention, ces mots sont interchangeables, interchangeabilité qui va avec une autre entre « limites » et « défaite ». De ce que la connaissance scientifique se heurte à des limites (qu’elle a elle-même conquises) vous concluez à la défaite de la raison. Le signe, qu’à vos propres yeux, me semble-t-il, vous sentez que cette inférence n’est pas valide, c’est que vous vous sentez obligé d’en donner en renfort des motifs cette fois pratiques, concernant notamment l’asservissement par la technique et la perte du libre-arbitre du fait de la manipulation de l’opinion publique.

Revenons à cette question des « limites ». Vous en appelez à Heidegger, mais lui-même ne médite qu’à partir de Kant. Lorsque Heidegger dit que « la science ne pense pas » et qu’il se demande Was heisst denken ? (et non pas Wissen ou Kennen) il s’appuie sur Kant, qui distingue nettement d’un côté la « pensée » (dont la philosophie est la tâche ou l’œuvre, celle qui peut poser « la question jamais posée » de Heidegger : die Frage nach dem Sein) et de l’autre la connaissance scientifique. Ainsi, je me demande, au lieu de vous abandonner à votre fidéisme sceptique, pourquoi vous n’adopteriez pas plutôt une approche kantienne ? N’est-ce pas en vérité une victoire de la raison, au contraire d’une défaite, que de connaître ses limites, au sens de ses limites cognitives ou épistémologiques, c’est-à-dire les limites de ce que Kant nomme sa faculté de connaître ? En tant que faculté de connaître la nature, elle doit aller aussi loin qu’elle le peut, et d’ailleurs depuis que cette problématique critique a été instaurée par Pascal et Kant, la connaissance a fait d’immenses progrès. Kant n’aurait jamais parlé d’une « défaite de la raison » mais il cherchait à établir les limites de l’entendement (scientifique) pour « laisser place » à la foi, tout cela à l’intérieur du cercle de la raison, car il ne confondait pas la science de la nature avec la raison. Il disait que la faculté de connaître de l’entendement était limitée aux phénomènes, et laissait, en tant que raison théorique, le « noumène » (la chose en soi) hors de sa portée. Il me semble que cette approche serait pour vous moins coûteuse que celle que vous adoptez. La réalité nouménale inconnaissable est une limite absolue à la science. Le réel est « voilé ». Et d’ailleurs, lorsque vous-même vous dites qu’avec la disparition de la séparation du sujet et de l’objet au niveau quantique, nous atteignons les limites de ce que permet la raison, car « les mécanismes fondamentaux de la nature se dérobent aux investigations scientifiques », ne postulez-vous pas qu’il y a, cachés derrière (« se dérobent ») les mécanismes que nous connaissons, d’autres « mécanismes » encore plus fondamentaux que nous ne connaissons pas… n’est-ce pas là la postulation d’une connaissance possible, mais qui nous serait impossible car elle n’est pas à notre portée, nous entendements finis, mais seulement à celle d’un entendement divin ? (c’est exactement, et dans ses termes mêmes, la théorie de Leibniz). Kant, en séparant le phénomène et le noumène, était plus tranchant, et tout en reconnaissant les limites de la raison théorique ne sacrifiait pas toute raison.

Ainsi, si vous adoptiez donc une stratégie de type kantien, vous ne seriez pas obligé de proclamer la défaite de la raison et le triomphe du charbonnier ! Pour ce qui est de la Religion, Kant ne la supprimait pas entièrement comme une « production de l’imagination », il s’en tenait, « dans les limites de la simple raison », c’est-à-dire hors de toute Révélation, de toute imagination délirante, de toute foi du charbonnier (ressemblant à la terrible Profession de foi du Vicaire Savoyard de Rousseau), à établir un certain nombre de « postulats de la raison pratique » rendant possible une religion raisonnable, c’est-à-dire fondée sur la raison elle-même et non sur je ne sais quel charbonnier (dont je me méfie !), une fois tracée la limite des connaissances possibles,écartant ainsi les néo-obscurantismes romantiques, aussi bien que les délires occultistes, et les fanatismes, ce qui ne clôt en aucun cas les progrès indéfinis des connaissances. Cette « place » raisonnable de la foi ne vous suffit-elle pas ?

Encore un point concernant votre affirmation, peu argumentée (mais c’est sans doute faute de place), au sujet de la technique. Quand vous dites que « la technique semble totalement échapper à notre contrôle comme un Golem fou », n’est-ce pas un jugement extrême ? Je ne connais qu’un seul auteur ayant défendu une telle position. C’est Gilbert Hottois dans son livre « Le Signe et la Technique », qui argumente de façon assez forte sur l’autonomie du règne de la technique, mais c’est pour la séparer totalement et radicalement du « symbolique » (le signe, le langage) humain, dans un geste très heideggerien. Je ne crois pas à une telle séparation et à l’autonomie intégrale du règne de la technique. Y croyez-vous ?

Dernière chose. J’ai beaucoup aimé votre « tu quoque » à propos de la « terreur intellectuelle contre les croyants ». La requête faite aux croyants de « prouver le bien-fondé de leur croyance » est, dites-vous, une forme de terrorisme intellectuel. Vous auriez dû dire du terrorisme de la raison. En effet, on ne peut pas prouver une croyance dans le surnaturel (Révélation). C’est de là que partait Kant justement, qui n’exigeait pas qu’on prouve la foi (il s’est assez battu contre l’argument ontologique !), mais qu’on la limite et la justifie raisonnablement. Votre protestation me plaît, car elle me rappelle un argument de Leo Strauss. Si le croyant ne peut prouver le bien-fondé de sa croyance, expliquait-il, les Lumières ne pouvaient pas non plus prouver sa fausseté : elles n’ont jamais pu faire que la donner en objet de railleries (voltairiennes), ce que vous appelez « brocarder ». Comme vous le savez sans doute, Leo Strauss était convaincu, pour les juifs ayant historiquement parcouru tout un cycle auto-destructeur des Lumières (y compris le sionisme), de la nécessité d’un « retour » à la foi juive traditionnelle (Techouvah). Mais il se demandait aussi si ce « retour » était vraiment possible sans un « sacrifice intellectuel », que la probité interdirait de faire. Le sacrifice de l’intelligence est éthiquement impossible. Son impasse problématique l’amène à argumenter que la foi juive, tout comme la foi chrétienne, n’a pas été réfutée mais seulement « raillée » par les Lumières de la raison. Car la raison ne peut pas se fonder elle-même, elle repose sur une décision, un « acte de foi » en lui-même irrationnel. Mais si la raison repose elle-même sur une décision irrationnelle, alors elle ne peut pas par elle-même réfuter la foi de l’orthodoxie. Dans « Progrès ou Retour? », Strauss écrit: « Toutes les prétendues réfutations de la révélation présupposent l’absence de croyance en la révélation » (in La renaissance du rationalisme classique, p. 351). Elles sont donc circulaires. Cet argument concernant le rapport de la foi et de la raison est l’un des rares qui m’ait touché.

Prenez ces quelques modestes remarques, que votre texte si vivant m’a inspirées, pour ce qu’elles sont, des annotations. Il y aurait par ailleurs fort à dire sur l’interview de Heidegger et sur les vers de Silesius

Kzomil à Zigomar

À Zigomar,

Tout d’abord merci pour votre réponse qui me rappelle très intelligemment qu’il faut se méfier de l’outrance et de l’immodestie. Oui, mon propos sur la raison est excessif mais à ma décharge le vôtre et celui de Luke l’étaient aussi.

Le théorème de Gödel et la physique quantique sont de véritables prouesses intellectuelles qui ne peuvent susciter que l’émerveillement. Si j’insiste particulièrement sur les sciences de la nature et les mathématiques (ce que l’on appelle aujourd’hui la science ce qui n’est pas anodin) au point de laisser entendre qu’elles sont équivalentes à la raison c’est d’une part que la science s’est imposée comme la religion dominante de notre, temps et d’autre part que la philosophie a presque totalement abdiqué devant elle, Heidegger disait déjà il y a plus de soixante-dix ans dans la Lettre sur l’humanisme : “la philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité si elle n’est science.” Ce n’est pas moi qui fait cette équivalence, c’est l’esprit du temps, mais je suis d’accord avec vous, c’est une erreur, bien que je persiste à penser que les exemples que j’ai donné sont emblématiques de la crise de la raison.

Vous avez raison de souligner que le sacrifice de l’intelligence est éthiquement impossible, mais je crois que mon fidéisme, j’accepte le terme, ne propose pas ce sacrifice mais une acceptation de la Révélation au sens où l’entend Rosenzweig. J’essaie, mais je ne réussis peut-être pas, de reprendre à mon compte sa pensée et ce qui caractérise la Révélation c’est l’amour entre Dieu et l’âme humaine, la bien-aimée du Cantique des cantiques, peu de place pour la raison ici. C’est pourquoi j’ai repris ce terme de la foi du charbonnier qui avait été utilisé avec dérision. Pour moi cette foi du charbonnier est l’amour inconditionnel de l’âme pour son créateur qui reçoit en retour celle de Dieu pour sa créature. Parler de l’âme plutôt que de l’homme c’est montrer que la raison n’intervient en rien dans cette relation.

C’est dans la Rédemption que la raison trouve sa pleine mesure :

“Le devenir du monde n’est pas comme celui de Dieu ou de l’âme, un devenir allant du dedans au dehors ; au contraire le monde est d’emblée plénière autorévélation tout en restant totalement inessentiel ; comme sa charpente, la « nature », il est là en plein jour, et pourtant il reste énigmatique en plein jour — énigmatique, parce qu’il se révèle avant que son essence existe. Dans chaque pouce, il est quelque chose qui vient, ou plutôt : un venir. Il est ce qui doit venir. Il est le Royaume.”

La tâche de l’homme est de construire le Royaume :

“Ainsi tous les rapports humains, absolument tous, consanguinité, fraternité, nation, mariage, tous sont fondés dans la Création ; il n’y a rien là qui n’existe de toute éternité par ses racines et qui ne soit déjà préfiguré dans le règne animal, et néanmoins tous reçoivent une âme propre uniquement dans la Rédemption, grâce à le renaissance de l’âme dans la Révélation.[…] Et par-delà les relations des hommes entre eux à une même époque : le Royaume du Monde, avec sa structure interne et la loi spécifique de son évolution, l’histoire universelle qui sans cesse poursuit sa marche, la vie des peuples et la dure cuirasse du Droit et des institutions qui la protège, tout cela est la matière crée dont la Rédemption se sert pour construire le Royaume de Dieu.”

Et quel outil autre que la raison peut-il utiliser pour ce faire ?

Je me sens plus à l’aise avec Rosenzweig qu’avec Kant mais l’influence de ce dernier sur la pensée nouvelle existe certainement au travers de la figure d’Hermann Cohen.

Pour ce qui est de l’autonomie de la technique, sans entrer dans les délires de Kurzweil, je crois que le développement de l’informatique : IA, mais surtout les ordinateurs quantiques à venir, représente un réel danger d’asservissement de l’homme par ses propres machines, par un lâche abandon à la cybernétique. Peut-être est-ce là le destin du néotène de Sloterdijk.

Encore merci pour votre bienveillance, l’intelligence et la pertinence de vos remarques.

Zigomar à Kzomil

A kzomimil

Un grand merci pour votre réponse toujours stimulante.

Vous avez évolué en abandonnant la position qui était la vôtre, et que j’avais désignée comme « fidéisme sceptique », c’est-à-dire affirmation de la foi contre la raison en faillite. J’avais brocardé, un peu méchamment, cette position en disant : « Défaite de la raison et triomphe du charbonnier ». Vous reconnaissez que cette position était excessive, que la science, loin d’être en faillite, avait accompli des prouesses merveilleuses, et qu’elle ne pouvait donc pas, malgré les « limites » auxquelles elle se heurte, être considérée comme une œuvre humaine méprisable. Cependant, vous n’avez pas jugé bon de donner suite à ma suggestion d’adopter, plutôt qu’une position de fidéisme sceptique, une stratégie de type kantien sur les rapports entre la raison et la foi, alléguant que vous vous sentiez peu à l’aise avec Kant. C’est là que va rouler ma réponse.

Vous vous déplacez sur un autre terrain. Non plus pour attaquer la science, mais la raison. Et cette fois sur la base d’une philosophie de la Révélation, telle qu’on la trouve dans le « Stern und Erlösung » de Rosenzweig. Je vais essayer de vous suivre sur ce nouveau terrain.

D’abord, quelques mots sur Heidegger et la science. C’est sur son autorité que vous vous appuyez pour tenir pour acquis que « la science est la religion de notre époque ». Lorsque Heidegger affirme cela, j’estime qu’il joue sur une équivoque indigne d’un philosophe de son niveau, et qu’il fait un de ces raccourcis typiques de ces formules en forme de slogans à l’emporte-pièce des soi-disant philosophes médiatiques d’aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’il dit cela devant une caméra. Il faut aussi tenir compte des perfidies de Heidegger. Pour le profane, le « vulgaire », certes, la science est peut-être une « religion », mais seulement au sens tout à fait métaphorique où il « croit » en elle, où il lui fait une confiance presque totale, du fait de son prestige et de son autorité sociale dans un monde saturé de connaissances scientifiques et techniques. Que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? Il s’en remet à ses objets techniques et aux experts dans les différents secteurs des sciences. Il roule sur les ponts construits par les ingénieurs, prend l’avion, regarde la télévision, et accepte les prescriptions des médecins à l’hôpital. Mais dire qu’il s’agit là d’une religion au sens propre est un mensonge et une imposture. C’est d’autant plus vrai pour le scientifique lui-même, dans ses œuvres, la science qu’il pratique en acte. Qui oserait dire qu’il est le dévot un culte et le pratiquant d’une religion ? C’est proprement stupide. Une fois cette équivoque du vieux Heidegger levée, il ne reste rien de ce slogan que « la science est la religion de notre époque », sinon une vague image faite pour édifier le gogo. Ce que vous rapportez par ailleurs de sa « Lettre sur l’Humanisme » n’est, de la part de Heidegger qu’une perfide et sournoise attaque contre les rationalistes néokantiens juifs, Cassirer et Cohen, ses bêtes noires, dont il haïssait la « considération » justement, et présentés par lui comme des philosophes-pantins ridicules ne trouvant plus d’autre occupation que vouer un culte tardif et dépassé à « la science » et à « la philosophie », comme ce personnage de dessin animé qui continue de courir sans s’apercevoir qu’il est au-dessus du vide, une fois que ceux-ci, notons-le, la Shoah étant passé par là et Heidegger ayant liquidé la science, ne sont plus là pour répondre au « penseur de l’être ». Cela n’appelle chez moi que mépris. La philosophie n’a plus d’utilité ? Et que fait-il donc lui-même en écrivant sa « Lettre » à Jean Beauffret ?

Qu’il y ait « crise » de la raison, cela par contre n’est pas contestable. Il y a durant tout le siècle dernier, une vaste réflexion visant à s’y confronter. De ce qui s’est appelé la « crise des fondements », depuis Russell, à la « crise des sciences européennes » de Husserl. Mais ici noter que Husserl attribue cette « crise » aux sciences et non pas à la raison. Il y répond en tentant d’élargir le concept de raison, par la phénoménologie (Heidegger ne fera que broder là-dessus). Dire qu’on est sortis de cette crise, évidemment, ce n’est pas le cas.

Savez–vous, en passant, que cette réciprocité de l’amour de l’âme humaine pour son Dieu coïncidant mystiquement en quelque sorte avec l’amour de Dieu pour l’âme humaine (ce qui vous a fait utiliser la métaphore eckhartienne de l’œil qui coïncide avec l’œil dans la même vision et la même lumière – et qui rejoint d’une certaine manière la « vision en Dieu » de Malebranche – remonte aux vieille spéculations (c’est le cas de le dire !) de Platon (l’œil est identique au soleil sans quoi il ne verrait pas) et d’Aristote sur l’optique (le diaphane en tant qu’acte de la puissance en tant que puissance; et l’acte du sens est identique à l’acte du sensible), et qui trouvera à son tour ses échos dans la métaphysique goethéenne des couleurs, savez-vous, dis-je, qu’elle a été élaborée dans toute la finesse et la beauté requise, en alliant cette fois vision, lumière et amour, dans la philosophie islamique ? C’est dans la philosophie iranienne (je vous recommande sur ce thème qui vous ravira « Histoire de la philosophie islamique » de Henri Corbin, oui, le traducteur de Heidegger !).

Sur la Révélation et la Rédemption de Rosenzweig maintenant. Rosenzweig s’est longtemps confronté à Hegel, et il a écrit un bon livre sur Hegel et l’Etat. « Le devenir du monde, plénière auto-révélation », cela manque de transcendance. Rosenzweig fait partie, avec Martin Buber et Ernst Bloch d’une réaction anti-hégélienne, qui tente de rétablir une certaine forme d’extériorité par rapport à la totalité de l’Esprit du monde de Hegel. Une utopie ou une Rédemption, dans les deux cas, c’est essayer de restaurer l’actualité philosophique du Pater Noster : Que ton Nom soit sanctifié, Que ton Règne vienne ! Ce qui vient et doit venir, en effet, c’est une forme de messianisme comme l’au-delà de la totalisation politique hégélienne. Dire que le Devenir du monde « se révèle avant que son essence existe », qui est un énoncé stupéfiant quand on pense que la Lettre sur l’Humanisme de Heidegger, dont on vient de parler, et qui est bien sûr, bien postérieure, était une réponse au dictum sartrien, dans « L’existentialisme est un humanisme », selon lequel « l’existence précède l’essence », cela, de la part de Rosenzweig est une provocation anti-hégélienne, car pour Hegel, le Devenir du Monde est précisément le devenir existence (pour soi) intégral de l’essence (en soi), selon une logique parfaitement classique. Mais comment rétablir la Religion après Hegel ? Il y avait d’abord eu, du côté protestant, la réaction kierkegaardienne et paulinienne du Commentaire de la Lettre aux Romains de Karl Barth. Mais du côté juif, on s’employait à réagir sans Paul, et c’est le grand maître du Néokantisme, Hermann Cohen (« Religion der Vernunft »), qui a donné l’élan le plus puissant, suivi par Martin Buber (Ich und Du), Ernst Bloch (« Geist der Utopie »), et Rosenzweig… Il s’agissait, dans un esprit pas très éloigné d’ailleurs de celui de Husserl, qui essayait avec sa phénoménologie de bâtir un « monde de l’esprit » au-dessus du « monde naturaliste », avec les Geist, Vernunft, Utopie, Erlösung, Versöhnung, Offenbarung, … d’édifier un monde spirituel qui ne se résolve pas dans la dialectique totalitaire de Hegel, car « ce qui vient », le Royaume, est irréductible à « ce monde-ci » (Ha olam hazé), ces penseurs croyant que l’autorévélation hégélienne n’est pas spirituelle parce que Hegel avait critiqué la religion subjective. Il faut réintroduire les droits du sujet, son inquiétude, réintroduire la tension qui attend le Messie ou le Royaume, retrouver une « espérance » théologale, une « relation » ou une « corrélation ». Il faut une nouvelle et « autre » « totalité » de l’Esprit qui s’élève au-dessus de la vieille « totalité » du monde, tristement close dans le Reich germanique. Ce sera la thématique de la Rédemption. C’est d’ailleurs la topique de Rosenzweig opposant la Révélation à la Création. La Rédemption est d’abord pensée par Hermann Cohen dans son livre fondamental, mais méconnu en France, « La Religion de la Raison, tirée des sources du Judaïsme ». En méditant sur ce qui se passe lors de la journée du Kippour, ce « Pardon » que les juifs demandent à l’Eternel, c’est la Versöhnung, la réconciliation, dans une « relation » absolue (mais où il n’y a justement aucune confusion mystique entre l’amant et l’aimé), « relation » dans laquelle s’effectue l’individuation absolue. Levinas reprendra plus tard, sous une autre forme, ce thème de la « relation » à l’Autre. C’est dans cette « relation » — ou « correlation comme l’appelle Cohen — qui prend sa pleine intensité à Kippour, que l’être humain devient un Individu, et qu’il découvre son prochain comme Mitmensch dans sa singularité non subsumable sous la catégorie de l’autrui général. C’est là où Cohen est un kantien très peu classique, car on remarque que ce n’est pas dans la soumission à la Loi (morale ou religieuse), mais bien dans cette « intersubjectivité », que s’édifie, pour lui, le monde moral et spirituel. La Rédemption, c’est le passage du rapport de l’homme au monde des choses (le « il ») à sa relation au monde spirituel des personnes (le « tu »), pour l’exprimer à la façon de Martin Buber. Lorsque tous les « ils » seront des « tu » pour l’homme, alors le monde sera entièrement rédimé. Rosenzweig vient de là. Donc, pour répondre à votre interrogation, Rosenzweig dépend entièrement de Hermann Cohen, mais la « relation » absolue, c’est la raison elle-même, du moins la religion de la raison, c’est-à-dire un judaïsme kantianisé ou un kantisme judaïsé. Et Heidegger, n’est-ce pas, détestait Hermann Cohen plus que tous, plus même que Cassirer.

Je ne veux pas m’étendre plus que ça. J’ai déjà été très long. J’espère que ma réponse vous aura donné quelque peu satisfaction, et je ne peux que vous remercier du plaisir de cette discussion

Kzomil à Zigomar

À Zigomar,

Merci à vous pour cette réponse cinglante qui n’en reste pas moins extrêmement instructive. Je suis peiné que vous ayez pu penser un seul instant que j’ai pu considérer l’oeuvre scientifique comme méprisable, je ne mesure sans doute pas la portée de mes propos, non, loin de là j’ai passé beaucoup de temps à comprendre le théorème de Gödel, à suivre pas à pas sa démonstration, comme j’ai passé beaucoup de temps sur le cours de mécanique quantique de Feynman avant de me risquer à essayer de comprendre la portée des différentes interprétations de la mesure quantique. Comment peut-on mépriser ce sur quoi on s’est échiné ?

Je n’ai pas votre immense culture philosophique ni votre aisance à manier des concepts que j’ai dû apprendre sur le tard parce que je n’ai jamais eu la puissance de travail nécessaire pour mener l’étude des mathématiques et de la philosophie de front, d’autant moins que j’ai commencé mes études supérieures assez tard (25 ans), en vous disant cela j’essaie de vous montrer qu’il y a une certaine asymétrie dans nos échanges. Elle ne m’empêche évidemment pas d’affirmer mon point de vue, mais certainement avec moins de brio que vous et en redécouvrant parfois la poudre.

Comme vous, le passé de Heidegger me fait horreur et son côté matois m’indispose, il n’en reste pas moins que c’est en essayant de le comprendre que j’ai progressé. C’est en lisant dans la philosophie pour les nuls qu’il était le prince des philosophes ou quelque chose comme ça que j’ai pris la décision d’essayer de le comprendre. C’est à travers son cours sur Kant que j’ai mieux compris ce dernier et à travers son introduction à la métaphysique que j’ai saisi certains enjeux de sa pensée (et que j’ai lu, stupéfait cette envolée : “Et en particulier, ce qui est mis sur le marché comme philosophie du national-socialisme et qui n’a rien à voir avec la vérité interne et la grandeur de ce mouvement.”) . Mais je ne parle ni n’écrit l’allemand ce qui est selon ses propres dires une carence rédhibitoire pour comprendre son oeuvre (“Cela m’a été confirmé encore récemment par les Français. Quand ils commencent à penser, ils parlent allemand. Ils insistent sur le fait qu’ils ne pourraient pas faire passer leur pensée à travers leur propre langue.” Interview au Spiegel), je n’ai d’ailleurs jamais vraiment compris Être et temps, et j’ai baissé les bras. Donc, certainement, puisque vous l’affirmez, l’idée que la science est la religion de notre temps doit venir de lui (la pensée cybernétique toujours dans le Spiegel), mais d’un autre côté c’est d’une telle évidence, il suffit d’écouter avec quelle déférence on dit dans le poste : “les scientifiques on prouvé que…” ou “les scientifiques jettent un cri d’alarme”, etc. qu’il n’y a pas besoin de ressortir Heidegger de la naphtaline.

J’ai relu la Lettre sur l’humanisme quand j’ai découvert Règles pour le parc humain et le texte qui le suit de Peter Sloterdijk. Ma véritable inspiration sur l’autonomie de la technique vient de là, de cette idée que l’humain comme néotène continuera de développer sa bulle technologique aveuglément car c’est dans sa nature de vouloir se protéger à tous prix. Et même si ressortir le célèbre aphorisme de Montaigne sur la science et la conscience peut paraître un peu lourdaud, je crois bien que nous sommes en face d’une science sans conscience depuis un bon moment. Nous sommes confrontés à un processus aveugle, une volonté de puissance, bref en acceptant la définition du druide nazi un processus nihiliste.

Quand Péguy disait que le kantisme à les mains pures mais qu’il n’a pas de main il exprimait quelque chose d’analogue à ce que je ressens à propos de la critique de la raison pure. Oui, la raison ne peut rien dire de la foi, mais le dire et ne rien dire d’autre ne répond au problème du salut :

“La mort, la crainte de la mort, amorce toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à Hadès, voilà ce que n’ose faire la philosophie. […] Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun des cris encore contenus dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable —, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et, de son index tendue, elle renvoie la créature, dont les membres sont chancelants d’angoisse pour son ici-bas, vers un au-delà dont elle ne veut rien savoir.”

Si je vous parlais d’Hermann Cohen c’est que je sais pertinemment ce que Rosenzweig lui doit et qu’il était un pont vers Kant, mais surtout pour vous dire que cette entrée en matière a correspondu totalement à ce que je cherchais. C’est peut-être pour vous quelque chose de banal, c’est pour moi fondamental. La pensée nouvelle m’a permis de structurer ce que je n’arrivais pas à exprimer. J’y ai découvert l’idée du Tsimtsoum que j’ignorais totalement de Dieu se repliant sur lui-même pour laisser une place à l’homme. L’idée que la mort qui est le ‘très bon’ est la marque du sceau de Dieu sur sa créature, enfin toute l’Étoile de la Rédemption, et tout le reste : le récit, la prière, le choeur, les âges du monde, la signification du schéma de l’étoile. Je n’en ai pas qu’une compréhension formelle, tout cela vibre en moi, et m’a ouvert à une autre façon de voir le monde : une pensée rationnelle sur la fou du chrétien que je redevenais. Il n’est pas possible de résumer cette oeuvre ici, c’est en tout cas hors de ma portée, mais je ne connais rien d’équivalent qui tout à la fois reconnait la foi du charbonnier et offre une interprétation magistrale de notre fonds judéo-chrétien.

Je veux bien croire qu’il existe encore mieux dans la Grèce antique ou dans la philosophie islamique, mais c’est sur ce texte que j’ai passé du temps, et nous avons la chance d’avoir le superbe Système et Révélation de Stéphane Mosès pour nous aider à le comprendre.

J’oublie pour une seconde fois de parler de la réalité nouménale que vous évoquiez dans votre commentaire précédent. Nick Herbert, un physicien hippie un peu allumé en a fait un livre que j’ai beaucoup aimé : Quantum reality, qui est accessible a tout le monde tout en étant extrêmement sérieux. Nick Herbert n’a pas très bonne presse car c’est un hippie un peu loufoque, mais surtout il a écrit un papier qui a été réfuté dans lequel il proposait une machine permettant une communication instantanée grâce au phénomène d’intrication quantique. La réfutation de ce papier a donné naissance au fameux théorème d’impossibilité du clonage quantique dont on a cru qu’il signait la mort de l’ordinateur quantique. Je crois que plusieurs des idées développées dans son livre aborde la nature de cette réalité nouménale qu’il nomme donc réalité quantique (c’est délibéré il commence par un chapitre sur Kant)

Ce commentaire doit être bourré de fautes et d’erreurs, je m’en excuse, je n’ai pas la force de le relire et je dois aller au turbin demain même si c’est depuis chez moi.

Encore merci pour vos critiques percutantes.

Zigomar à Kzomil

En attendant de poursuivre ce dialogue un autre jour, je vous demande pardon si j’ai été trop « percutant » et, pire, « cinglant ». Je peux vous dire de toute façon, Heidegger ou pas, que j’ai à chaque fois que je vous ai lu, senti l’authenticité de votre démarche et votre honnêteté intellectuelle. Je ne vais pas répondre ce soir ni sans doute demain, parce qu’il faut également que je travaille. Mon thème de travail ces jours-ci est la Révolution française, Robespierre, Turgot, et les Lumières, françaises, anglaises et allemandes.. c’est autre chose, quoique non sans rapport.. et j’y retourne. Merci encore pour cet échange très enrichissant pour moi.

Kzomil à Zigomar

Il fut très enrichissant pour moi aussi. Le terme cinglant s’appliquait à votre commentaire sur Franz Rosenzweig, en particulier sur le Devenir du monde, et le terme percutant à l’énergie qui se dégage de vos commentaires en général et qui montre votre profondeur de vue sur ces questions que je crois essentielles. J’ai beaucoup aimé votre formule : « Lorsque tous les « ils » seront des « tu » pour l’homme, alors le monde sera entièrement rédimé. » Je regrette que tout ça soit parti d’une provocation, mais ce que j’ai voulu affirmer avec force (trop de force), c’est que la foi n’a pas à se justifier devant la raison ni à se cacher honteusement.

Votre appréciation sur mon honnêteté intellectuelle m’a été droit au coeur. Il serait un peu ridicule de vous retourner le compliment tant, comme je vous l’ai déjà dit, notre relation est asymétrique.

Je vous souhaite toute la réussite possible dans votre travail.

Merci encore pour cet échange que je n’oublierai pas.

Written on April 24, 2019